17 mars 2021

J’enseigne depuis une dizaine d’années à des élèves du secondaire, au premier cycle. J’ai toujours été une pédagogue passionnée, convaincue qu’il n’y a rien de mieux que d’être avec des gens de tout âge pour partager et réfléchir. J’adore être enseignante au secondaire.

C’est ce que je croyais jusqu’à aujourd’hui. Le doute s’est maintenant installé. La pandémie emporte avec elle de nombreux plaisirs, le bonheur et le sentiment d’accomplissement que je trouvais dans l’enseignement.

Un défi insurmontable

Depuis le début de l’année scolaire, j’enseigne l’univers social en présentiel puisque mes élèves sont du premier cycle du secondaire. Et comme si les astres s’étaient alignés pour que je ressente pleinement les vagues de la pandémie, on m’a confié l’enseignement à distance d’un élève ne pouvant se présenter à l’école. Une tâche qui, à entendre la direction de l’école, ne devait pas poser de problème, car l’élève avait obtenu de bons résultats académiques l’an passé. Et quand notre région est passée en zone rouge et que le nombre de jeunes autorisés à demeurer à la maison a augmenté, j’ai dû prendre sous ma responsabilité de nouveaux élèves. Je suis une enseignante d’expérience, audacieuse et pleine d’énergie. Riche de mon expérience printanière d’enseignement à distance, je me suis dit que ça se pouvait.

Hélas, non. Le défi s’était déjà révélé énorme avec un seul élève. Il est devenu insurmontable malgré qu’il ne soit question que de quelques élèves de plus. Isolé dans sa demeure, le jeune ne trouve pas son exutoire dans les regards complices de ses camarades, les échanges impromptus de corridor si rassurants ainsi que dans les éclats de rire libérateurs sur l’heure du dîner. L’élève fait face à ses défis académiques et personnels seul ou en tête à tête avec son enseignante.

Des gestes réconfortants qui ne sont plus possibles

J’ai vite constaté que l’enseignement à distance exige deux fois plus d’énergie que l’enseignement en classe pour obtenir en retour des résultats décevants. Face à ce constat, la direction m’a offert d’ouvrir la caméra pendant mon enseignement en classe afin que le jeune profite des réactions des élèves et de mes explications en simultané. La tentative s’est avérée fort décevante. Cette alternative technologique place l’élève en position de spectateur. Or, pour apprendre, il faut être acteur. Impossible pour moi de gérer l’attention d’une classe entière et de veiller à mon écran en simultané. Ce serait l’équivalent de jouer dans une pièce de théâtre en surveillant mes notifications sur mon cellulaire. Je suis une personne entière et je choisis d’être à une place pour attraper toutes les balles qui me sont lancées.

L’un de mes élèves, qui a pourtant une très forte moyenne en classe, est incapable de fonctionner avec la formation à distance. Son anxiété est telle qu’il est en situation de panique perpétuelle et sur le bord des larmes dès que je le questionne. Il ferme sa caméra pour pouvoir pleurer à toutes nos rencontres virtuelles. Mes collègues me taquinent : « Arrête de le terrifier! Tu es une vraie marâtre! » Je me couche le soir en me demandant ce que je pourrais faire pour lui donner confiance. Je ne trouve pas. Je le fais pleurer toutes les fois. Je finis par avoir envie de faire comme lui.

En classe, les élèves s’ouvrent à moi facilement, ils me suivent. Il suffit d’une main sur l’épaule pour les rassurer et leur redonner confiance. Parfois, c’est un simple regard, quelques mots chuchotés, un mot posé sur sa table, un sourire. Ces gestes réconfortants n’existent plus avec l’enseignement à distance. Enseigner est, quant à moi, une manière d’être et de partager. Présentement, il y a un écran, entre eux et moi, que je n’arrive pas à percer pour laisser passer ma chaleur. La froideur s’est installée. Nous sommes seuls, ensemble à l’écran.

Des élèves paralysés par le regard des autres

Avec un autre élève, j’ai le problème du parent, à l’extérieur du champ de la caméra, qui intervient auprès de son enfant. En fait, le parent hérite du chapeau de coenseignant alors qu’il ne souhaite pas forcément le porter. Vous le savez, l’enseignant qui fait la leçon à ses enfants est certainement le cordonnier le plus mal chaussé qui soit! Beaucoup trop d’émotions et de craintes peuvent obstruer la communication. Mais…, si le parent est le seul adulte dans le domicile, il est normal qu’il intervienne. Alors, pour moi, c’est extrêmement difficile. Non seulement je dois attirer et retenir l’attention de mes élèves, mais je dois faire équipe avec un partenaire virtuel.

À cela s’ajoutent les élèves qui sont presque toujours distraits par leur cellulaire et les alertes qu’ils reçoivent. Je les questionne, mais personne ne réagit. J’ai beau leur dire que j’ai besoin de les entendre, ils demeurent tous silencieux. Quoi que je fasse, je n’obtiens aucune réaction. Sous le ton de la confidence, une d’elles m’a dit : « À l’écran, tout le monde me voit, madame. Je n’ose pas prendre la parole. En classe, c’est plus intime ». Un autre élève m’a expliqué sa démotivation : « Madame, moi je viens à l’école pour voir mes amis ». Moi aussi!, lui ai-je répondu en rigolant.

Une gêne paralysante

Alors, comment faire pour obtenir les interactions qui me nourrissent, les réactions qui me dynamisent, les regards qui me confirment que je fais bonne route? Plus l’année scolaire avance, plus je ressens de l’incompétence. Et mes élèves se démotivent.

Pourtant, je suis une enseignante expérimentée qui réussit, sans difficulté, à changer la dynamique en classe lorsque nécessaire. Mais derrière un écran, je n’y arrive plus. Il y a trop de distractions et de distance entre eux et moi.

Nous avons fait l’expérience de l’enseignement à distance avec l’ensemble des élèves et tous ont réagi exactement de la même façon que mon petit groupe. Dès le moment où ils se retrouvent derrière un écran, ils perdent tout leur naturel.

L’enseignement à distance place les élèves dans une situation très intimidante qui les empêche de se concentrer et de réagir comme ils le font habituellement. Ils sont littéralement paralysés par le regard des autres, par leur propre regard qui leur est renvoyé.

La réussite scolaire de mes élèves à distance est en péril pour la moitié d’entre eux parce qu’ils sont incapables de démontrer leurs compétences dans la situation exceptionnelle que nous vivons. Je vais quand même leur donner la note de passage, car, d’un point de vue éthique, ils ne sont pas responsables des difficultés qu’ils vivent. Je vais leur donner tout ce que je peux, mais ça ne pourra pas être aussi bon qu’en classe. C’est difficile d’accepter que mon cours à distance soit moins bon, moins efficace, moins intéressant. Ce que je fais à distance, c’est moindre. C’est mon identité professionnelle qui est ébranlée. Difficile, à mon tour, de rester motivée.

À lire : la suite de ce témoignage le 3 décembre prochain